David Raether était auteur de comédies pour la télévision américaine. Mari et père de huit enfants, il vivait dans une grande maison et amassait beaucoup d’argent. En quelques années, il a tout perdu et s’est retrouvé à la rue. Aujourd’hui, il raconte son histoire.
Le jour de Noël, en 2001, je me suis assis derrière mon piano à queue Yamaha G2, j’ai mis en marche mon métronome et j’ai ouvert un livret de Chostakovitch – Les Préludes. C’était la fin de l’après-midi et les dernières lueurs du jour, oranges et chaudes, se déversaient dans ma grande maison de cinq chambres – achetée 300 000 dollars, un an de mon salaire de scénariste à Hollywood. Elle se situait à San Marino, en Californie, une banlieue chic de Los Angeles. Ma femme, Marina, cuisinait le dîner pour moi et nos huit enfants. C’était l’un des plus heureux après-midi de Noël que j’ai jamais connu, un après-midi tel que je ne connaîtrai plus jamais.
En 2008, le matin de Noël, je me suis réveillé sur le sol de mon Minivan Chrysler, garé derrière un bâtiment de livraisons, à seulement trois kilomètres de mon ancienne maison de San Marino. Il pleuvait et j’avais froid, même en ayant dormi avec trois couches de vêtements. L’un de ces orages qui souffle en rafales et déferle depuis le golfe d’Alaska pour malmener Los Angeles durant l’hiver. Je suis sorti du van et j’ai marché jusqu’au Starbucks, à cinq pâtés de maisons de là. Je n’avais pas le moindre sou mais j’avais récupéré quelques jours plus tôt, dans un autre café, les mots croisés de l’édition dominicale du Los Angeles Times. Le serveur ne voyait pas d’objection à ce que je reste assis là, quelques heures par jour, pour me réchauffer et tuer le temps.
Je n’étais ni drogué, ni alcoolique, ni criminel. J’avais commis l’un des péchés américains les plus banals : j’avais échoué. En l’espace de huit ans, ma carrière est partie en fumée, suivie de mes économies et, plus tard, de notre maison. Ma famille s’est disloquée. J’étais alors seul, affamé, brisé.
Entre 2007 et 2011, environ cinq millions de ménages américains ont vu leur maison saisie. Certaines ont retrouvé un logement en louant un appartement ou en emménageant chez des membres de leur famille. Mais pas toutes. De nombreuses familles américaines se sont déchirées à cette époque. La mienne en faisait partie. Et je suis l’une de ces personnes qui ont fini à la rue. Mais l’histoire qui va suivre n’est pas celle de cinq millions de familles américaines. Ce n’est que mon histoire.
Ma famille a été confrontée aux mêmes déboires économiques que ceux qui se sont abattus sur de nombreuses autres, mais je ne blâme ni les banques, ni les politiques, ni quiconque pour ce qui nous est arrivé. J’ai pris des centaines de décisions, petites ou grandes, qui semblaient raisonnables à l’époque mais qui, cumulées, ont conduit à notre situation. Il est tentant d’accuser des forces extérieures d’être responsables de la catastrophe qui nous a frappés, mais comme Shakespeare l’écrivait dans Jules César, la faute « n’est pas dans les étoiles, mais en nous-mêmes ».
C’était Noël. J’ai regardé la pluie à travers la fenêtre du Starbucks. Mon Dieu, aide-moi. Je lui ai adressé cette prière un millier de fois et j’allais continuer à la répéter mille fois encore. Je devais trouver un moyen de retrouver ma vie d’avant.
Et durant les quatre années qui ont suivi, je n’allais faire que cela. J’allais le faire avec la conviction, pure et implacable – certains diront naïve – que les choses fonctionneraient. Et j’allais le faire grâce à Craigslist, un site farfelu sur lequel on trouve de tout, qui a presque détruit l’industrie des journaux papiers en faisant main basses sur le business des petites annonces. Mais c’est malgré tout Craigslist qui m’aiderait à retrouver mon chemin.
Les gens disent que l’on trouve tout ce dont on a besoin sur Craigslist. Peut-être même sa vie.
La vocation
Ma chute a été d’autant plus dure que j’avais un travail de rêve. Le genre de job dont vous rêvez étant gamin : quarterback dans la NFL, mannequin, astronaute… Quelque chose de fou et de cool que peu de personnes ont la chance ou le talent de décrocher.
Tout a commencé comme ça : j’avais peut-être six ans et je regardais le Ed Sullivan Show. Ed Sullivan a remercié le dernier invité puis s’est tourné vers le public et a dit : « Mesdames et messieurs, Alan King ! » Un bel homme, plutôt costaud, s’est avancé sur la scène dans un costume sombre assorti d’une cravate, et il a commencé à parler. Il était hilarant ! L’audience éclatait de rire. J’étais captivé. Cela semblait magique. Le matin suivant, je suis descendu pour le petit déjeuner et j’ai dit à ma mère que je voulais écrire des blagues pour en faire mon métier.
« Oh non, tu ne vas pas de faire ça », m’a-t-elle dit. « C’est tout bonnement stupide. »
Et cela a achevé de me convaincre qu’il s’agissait précisément de ce que je voulais vraiment faire de ma vie.
Une vingtaine d’années plus tard, j’ai mis entre parenthèses ma jeune carrière dans la presse pour voyager à travers l’Europe. En Allemagne, j’ai rencontré une belle et mystérieuse poétesse serbe qui s’appelait Marina. Nous nous sommes rencontrés par accident, mais nous nous sommes aimés d’un amour féroce, irrésistible. On se mariait un an plus tard.
Bientôt, la réalité nous a rattrapés. Maintenant que j’étais marié, j’avais besoin d’un travail. Avec un ami de fac, j’ai décidé de lancer un magazine à Minneapolis. Nous avons commis deux erreurs basiques : avant tout, le magazine n’était pas bon, et puis nous n’avions pas d’argent. Le second problème semblait pouvoir se résoudre. J’ai pris un poste de barman afin de payer le loyer et les factures.
L’endroit où je travaillais a joué un rôle crucial par la suite : le William’s Pub, dans les quartiers résidentiels de Minneapolis. C’était un comedy club. J’y ai rencontré des douzaines de jeunes humoristes qui faisaient du stand-up. J’ai appris l’art de faire des blagues et j’ai commencé à en écrire. Parmi les humoristes, il y avait Tom Arnold, qui travaillait également au William’s. Nous sommes devenus amis, nous avons écrit ensemble, joué sur scène ensemble, et finalement passé les meilleurs moments de notre vie tous les deux, jusqu’au jour où Marina est tombée enceinte.
Je me suis alors dit qu’il était vraiment temps de trouver vrai travail. Mon expérience du lancement du magazine m’a aidé à décrocher un emploi dans une maison d’édition spécialisée dans les revues informatiques. J’ai quitté Minneapolis et pris un poste dans leurs bureaux de Peterborough, dans le New Hampshire. C’était, semblait-il, la fin de ma carrière d’humoriste. J’ai passé les huit années suivantes à porter un costume et à être parfaitement respectable. J’ai développé toutes sortes de compétences extrêmement utiles, telles que réaliser des études de marché, créer des modèles économiques sur Excel, négocier auprès de revendeurs et vendre des produits… J’étais malheureux comme un chien. Et puis un jour, en faisant la queue au supermarché, j’ai jeté un coup d’œil sur les tabloïds et j’ai vu Tom Arnold faire la couverture avec la star de sitcom Roseanne Barr !
Je l’ai appelé à Los Angeles. Il a tout de suite pris mon appel et nous avons discuté, encore et encore, et là il m’a dit qu’il voulait m’embaucher sur la série télévisée Roseanne, mais qu’il avait d’abord besoin d’un essai écrit. Il m’a envoyé plusieurs exemples de scénarios et m’a demandé d’en écrire un moi-même, pour voir si je serais bon pour le poste. Sans la moindre idée de la manière de faire, j’ai écrit le meilleur scénario possible pour qu’il m’engage. Et c’est comme ça que Marina, nos cinq enfants et moi avons déménagé à Los Angeles. Enfin ! J’avais décroché le job de mes rêves, je faisais désormais ce dont je rêvais depuis ce jour où j’avais vu Alan King raconter des blagues au Ed Sullivan Show, presque trente ans plus tôt.
Mais étais-je aussi bon que je l’espérais ? Bien sûr que je l’étais ! J’adorais tout dans l’écriture pour la télévision. J’adorais m’asseoir dans une pièce remplie de douze autre personnes intelligentes et drôles, discutant toute la journée du scénario. J’adorais me rendre sur le plateau et regarder les équipes répéter, les nuits passées à enregistrer en public dans un studio, et voir de bons comédiens prononcer nos blagues et déclencher le fou rire du public. J’adorais les soirées après l’enregistrement, dans les bars proches des studios, et j’adorais nous voir acclamés parles médias.
Et pour ne rien gâcher, je gagnais beaucoup d’argent. Les auteurs-producteurs sont généralement payés par épisodes. Avec mon expérience, dans cette période de la fin des années 1990, je me faisais entre 12 000 dollars et 15 000 dollars par épisode, pour des saisons de 22 épisodes. À coté de ça, j’avais des garanties par rapport au scénario. J’ai été crédité pour au moins trois épisodes par saison, ce qui représente 20 000 dollars de plus par épisode. Un studio m’a également payé 650 000 dollars l’année juste pour apporter des idées pour ses séries télévisées. Si l’une de mes séries était programmée (en comptant les éternelles rediffusions l’après-midi sur les télés locales), je pouvais espérer gagner des dizaines voire des centaines de millions de dollars.
C’était le paradis. Excepté pour Marina. Ou ma famille. Les heures de travail étaient infernales : la plupart de mes journées commençaient à 10 heures et se terminaient à 3 heures du matin. Les bonnes nuits étaient celles où l’on enregistrait et où nous finissions à 22 heures. Je ne voyais quasiment pas Marina et les enfants en-dehors des week-ends. Notre maison n’était pas un foyer mais un endroit où me reposer quand je ne travaillais pas. Marina, pendant ce temps-là, luttait pour s’occuper de huit enfants. Ma famille comme mon mariage ont commencé à s’effondrer. Mes talents d’auteur de comédie – ceux d’un personnage prétentieux à l’esprit vif qui déblatérait sans fin – s’appliquaient mal au cadre familial. Et si j’étais grassement payé pour écrire le personnage d’un père qui se moquait des crises émotionnelles de sa fille, ce n’était plus drôle du tout s’agissant de mes vraies filles, de mes vrais fils et de ma véritable épouse. Cela ne faisait qu’agacer et provoquer de la rancœur.
J’ai donc dû tout changer. J’ai abandonné mon job de rêve. (Mais honnêtement, je n’avais sûrement plus que quelques années de travail devant moi, car les auteurs de comédies travaillent rarement passé 50 ans.) J’avais soigneusement économisé et on vivait bien en-dessous de nos moyens. J’ai donc pris une ou deux années de congés pour me consacrer à mon vrai travail : père et mari.
La chute
Durant les deux années suivantes, j’ai fait ce travail à temps-plein. Nous avons rééquilibré notre vie de famille et j’en étais heureux. J’ai alors décidé qu’il était temps de revenir à la télévision.
La télévision, cependant, avait d’autres idées en tête. Dans l’intervalle, les programmes de télé-réalité avaient explosé. C’était logique, économiquement : pas chers à produire et prisés du public. Le nombre de séries a chuté et, avec lui, les emplois disponibles pour les auteurs de comédies. En 2002-2003, 43 séries étaient programmées en première partie de soirée sur le calendrier des programmes d’automne. Lorsque je suis revenu en 2004-2005, le chiffre était tombé à 32. Mon agent m’a dit qu’il y avait moitié moins de postes de scénaristes par rapport à l’époque à laquelle j’étais parti. En 2007-2008, il n’y avait plus que 18 séries à l’antenne. J’avais presque 50 ans et j’étais resté en-dehors du circuit pendant deux ans : personne n’allait plus vouloir m’embaucher. Mon agent m’a dit que je rencontrais le problème classique des scénaristes de mon âge : les producteurs pouvaient employer une équipe de jeunes scénaristes pour moins cher que ce que je leur coûterais. J’ai répliqué qu’ils n’avaient pas d’expérience. « Ils s’en fichent », m’a-t-il répondu.
J’avais prudemment économisé et investi pendant mes années à la télévision. Je détenais donc un pécule de 500 000 dollars sur différents fonds de placement, ainsi qu’une pension dans laquelle j’avais investi pendant mes années de travail. Mais je devais assumer des charges plutôt lourdes.
Les dépenses les plus importantes liées au fait d’avoir huit enfants ne sont pas celles du présent : les nourrir et les habiller. Ce qui revient le plus cher quand on a huit enfants, c’est leur avenir. Notre priorité était de leur fournir une bonne scolarité. Mais il était impossible d’envoyer huit enfants en école privée, même avec un salaire énorme. Nous avons dû trouver un bon établissement scolaire public, et nous l’avons trouvé à San Marino, une banlieue chic près de Los Angeles. En 1995, on y a acheté une maison. C’était une grande demeure, nous avions besoin de quelque chose de spacieux. Et puis, il y a tout ce que vous investissez pour leur avenir : les leçons de piano, les abonnements aux clubs de sports, les cours de soutien et tout le reste.
Un an plus tard, lorsqu’il est devenu clair que je ne retournerais pas à la télévision, j’ai réalisé que je devrais poursuivre mon ancienne carrière : l’édition de magazines. J’ai envoyé des centaines de CV. Rien. Avec nos économies, qui allaient s’épuiser dans les deux années à venir, nous avons fait ce que tout le monde conseillait au milieu des années 2000 : on a profité de la flambée de la valeur de notre maison. Nous avons donc refinancé et refinancé encore, prenant à chaque fois de l’argent pour les dépenses courantes. Une attitude perçue comme intelligente par de nombreuses personnes à cette époque.
Mais cela n’a pas suffi et finalement, nous avons atteint nos limites. On nous a coupé l’eau et l’électricité pendant des jours, car on n’arrivait plus à payer les factures. Plongés dans l’obscurité, on a branché sur le robinet extérieur de notre voisine un tuyau qui courait jusque dans notre cuisine. On remplissait des casseroles pour cuire les pâtes et pour faire chauffer de l’eau pour se laver. Il est amusant d’y repenser aujourd’hui, mais à l’époque, c’était horrifiant. Nous volions de l’eau à la gentille vieille dame d’à-côté !
Finalement, en 2006, incapables de rembourser notre prêt, notre maison a été saisie. En réalité, on n’a pas perdu la maison. La maison nous a perdus. Une maison ne s’en va nulle part. C’est vous, votre famille qui la perdez. Dans notre cas, un investisseur a racheté la maison avec l’intention de la rénover et de la revendre. J’espère qu’il s’est fait de l’argent avec.
Le pire, c’est quand le shérif est venu. Deux hommes armés du service de police du comté sont arrivés avec un serrurier, alors qu’on déménageait. L’investisseur se tenait de l’autre coté de la rue pendant que nous faisions les cartons et qu’on chargeait le mobilier. Direction le garde-meubles, car les 370 m² de mobiliers ne rentraient pas dans le deux-pièces qu’on avait réussi à louer avec l’aide d’un ami. Les représentants de l’ordre sont venus nous parler pour s’assurer qu’on décampait. Nous nous sommes sentis traités comme des criminels pour avoir passé ces dernières heures dans cette maison qu’on avait possédée pendant douze ans.
Durant les deux années suivantes, notre situation économique s’est aggravée. Je ne trouvais pas de travail, quel qu’il soit. Quand j’ai postulé aux supermarchés Trader Joe’s, le manager a vu sur mon CV quatre ans de chômage et vingt années passées à écrire des comédies pour la télévision. « — Monsieur, êtes-vous sûr de vouloir ranger des piles de pain, ici, à Trader’s Joe ? — Oui, je le veux vraiment. — De notre côté, nous avons plutôt décidé d’embaucher une jeune femme de 24 ans, avec les cheveux violet un piercing dans le nez. »
La Writers Guild of America (le syndicat des scénaristes américains, ndt) a un terme pour ma situation : ils appellent ça « the gap » (« le fossé »). Cela désigne le laps de temps entre la période où l’on arrête de travailler comme écrivain et le début de notre retraite. Finalement, j’ai eu une très bonne pension quand j’ai finalement été à la retraite. La Guilde est un syndicat très puissant et ils ont négocié un excellent régime de retraite pour les auteurs ayant travaillé plus de sept ans d’affilée. Quand j’ai enfin atteint mes 65 ans, ma pension de la Writers Guild of America combinée à la sécurité sociale m’ont permis de jouir d’une retraite confortable.
J’avais 46 ans quand j’ai travaillé pour la dernière fois à la télévision. Cela veut dire que j’ai dû affronter dix-neuf ans de « gap ». Comme d’autres écrivains dans ma situation, mon CV posait problème. J’ai travaillé comme directeur de publication avant de devenir auteur. J’avais un beau et solide CV montrant des progrès constants dans ma carrière dans l’édition, d’analyste financier à directeur commercial puis directeur de production. Ce qui est chouette… sauf quandcela s’est arrêté en 1991 et qu’on postule en 2004.
J’ai envoyé des CV et fait quelques entretiens. Mais les recruteurs voulaient surtout entendre des histoires concernant Hollywood et finissaient par dire : « Merci, on reste en contact. » Je ne leur en veux pas. Personnellement, j’embaucherais quelqu’un travaillant toujours dans le secteur de l’édition plutôt qu’un type ayant plein d’histoires amusantes à raconter sur l’écriture de comédies mais qui n’a pas travaillé dans mon domaine depuis plus d’une décennie.
En 2008, lorsque mes enfants les plus âgés sont allés à l’université ou ont commencé à travailler, face à mes perspectives d’emploi plutôt mornes, Marina et moi avons décidé de nous séparer. Elle a déménagé à San Francisco avec nos deux plus jeunes filles et s’est installée temporairement chez nos deux plus âgées, qui travaillaient là-bas. Je n’avais même plus les moyens de me loger. J’ai trouvé des amis pour héberger mes deux enfants toujours au lycée.
Et puis, je suis devenu sans abri.
Un samedi comme les autres
Oui, moi, David Raether, le type drôle et intelligent, diplômé de l’université avec mention, qui ai lu des centaines de livres, joué au piano, s’est rendu à l’église et ai été récompensé pour mon travail à la télévision, j’étais sans abri.
Que se passe-t-il quand on touche le fond ? S’il y a bien une chose que je puisse vous dire, c’est qu’on ne s’en remet pas comme ça. On rampe à terre et chaque étape est une épreuve de plus. Ce n’est pas non plus un aller simple vers son passé, le chemin est semé d’embûches. Et l’endroit où on atterrit n’a plus rien à voir avec la falaise d’où on est tombé.
Les premiers jours, les premières semaines qui ont suivi la perte de ma maison, j’étais hébété, complètement perdu. Je me sentais comme un boxeur chancelant sur le ring après une rapide série de coups que je n’aurais pas vu venir. Ça m’a pris plusieurs mois pour tout comprendre.
Quand on devient sans abri, un certain nombre de problèmes pratiques font leur apparition, tels que : où vais-je dormir ce soir ? Quel supermarché dispose des meilleurs échantillons gratuits avec le plus de protéines ? Comment vais-je réagir face à ceux qui déversent des torrents d’eau sale sur mon endroit favori pour dormir ? J’ai un entretien d’embauche ; j’ai des habits propres mais comment puis-je être sûr de ne pas sentir mauvais ?
Ce sont des problèmes avec lesquels il faut composer tous les jours. Des problèmes tristes, ennuyeux et douloureux directement liés à son propre corps. Et cela parce qu’être sans abri est de toute façon triste, ennuyeux et souvent douloureux. Les jours sont très longs. Le rythme que l’on avait pris de travailler puis de rentrer chez soi a disparu. Il est remplacé par de longues périodes de temps morts. Pas de compagnie, pas de conversation, pas d’objectifs, rien.
Plusieurs années auparavant, l’un de mes fils jouait dans une équipe de foot majoritairement hispanique à Bell Gardens, une banlieue de Los Angeles occupée par des travailleurs hispaniques. J’ai fini par connaître très bien le père de l’un des autres enfants, qui venait de la ville de Guatemala. « À quoi ressemble le Guatemala ? », lui ai-je demandé un jour. « Les journées y sont très longues », m’a-t-il répondu. C’est à peu près tout ce qu’il m’a raconté sur sa vie là-bas. Et c’était probablement la meilleure description d’une vie de sans-abri. Les journées sont très longues.
Dans ma vie passée, un samedi après-midi d’automne typique pour moi était de lire le journal en buvant plusieurs tasses de café, tout en remplissant deux ou trois mots croisés. Aux alentours de 11h, Marina et moi emmenions un, deux ou six enfants au marché sur le parking du lycée de Pasadena, puis nous rentrions à la maison et je trouvais toujours des excuses pour ne pas avoir à m’occuper du jardin, tout en m’installant sur le canapé pour regarder un match de football américain. Plusieurs heures plus tard, j’avais pour habitude de me verser un ou deux verres de vin tandis que la nuit tombait, de regarder un film et d’aller finalement me coucher. Rien d’extraordinaire, vraiment. Mais quand j’y repense, ces journées me font l’effet d’être une sorte de paradis perdu.
Un samedi de ma vie de sans-abri ressemblait à ça : je me levais autour de 4h du matin, me nettoyais avec une brosse et j’errais dans les rue pendant un moment, jusqu’à ce que Starbucks ouvre. Je dépensais le peu d’argent que j’avais en poche dans du café et j’espérais secrètement que quelqu’un ait oublié un exemplaire du Los Angeles Times pour que je puisse m’occuper des mots croisés. J’attendais et j’attendais encore. À 10h du matin, la bibliothèque centrale de Pasadena ouvrait. Je marchais alors jusque là-bas et je me mettais à la recherche d’offres d’emploi sur internet, j’envoyais quelques CV et lisais des articles en ligne durant le temps qu’on m’allouait, en général jusqu’à midi, si j’étais chanceux jusqu’en début d’après-midi.
Commençait alors la plus dure partie de la journée, car j’avais faim, très faim. Aussi faim qu’on puisse avoir lorsque cela fait une semaine qu’on n’a pas pris de vrai repas. Je marchais alors jusqu’au Whole Foods, sur la route d’Arroyo, car ils ont de bonnes dégustations le samedi. J’attrapais un caddie et faisais semblant de faire les courses – mettre des articles dans le caddie aide beaucoup à faire illusion. Les fruits à déguster sont près de la porte, j’avalais quelques quartiers d’orange et de pastèque. Après cela, je montais à l’étage où se trouvaient des morceaux de muffins et de fromage, et je m’empiffrais le plus discrètement possible. Je remettais alors les articles non achetés à leur emplacement et sortais du magasin.
C’était le milieu d’après-midi. Je rêvais de m’allonger sur un divan dans un salon chaleureux, à regarder un match. À la place, je marchais jusqu’à une autre bibliothèque publique pour avoir accès à Internet. Quand le soleil se couchait, j’allais alors dans un café au sud de Pasadena appelé le Kaldi, où je pouvais trouver des gens à qui parler. Ce n’était pas comme être avec des gens qu’on aime, mais c’était des gens convenables qui ne posaient pas trop de questions sur ma situation.
À 20h, je retournais au Starbucks où je trouvais des exemplaires du New York Times à l’abandon et je me faisais un plaisir d’en remplir les mots croisés. Voilà à quoi ressemblait mon samedi-type.
Les dimanches étaient semblables, ainsi que les lundis, mardis, mercredis, jeudis et vendredis. Lors des vacances scolaires, les bibliothèques fermaient et je devais alors trouver d’autres endroits où passer mes journées. Seuls les rares entretiens d’embauche cassaient la monotonie.
Cependant, au fil du temps, je m’adaptais. J’ai fini par accepter le fait que je n’aurais pas de carrière avant un moment, mais j’avais besoin d’un travail. Je n’allais pas être propriétaire d’une maison, mais je devais trouver un endroit où habiter. Je ne pouvais pas cuisiner ni me permettre d’aller au restaurant, mais il fallait que je mange.
Après les premières semaines perturbantes de ma nouvelle vie de sans abri, j’ai fini par sortir la tête de l’eau et réfléchir. J’ai avalé la pilule amère de la réalité et j’ai alors pris conscience que débutait la bataille la plus importante de ma vie.
Durant les dix-huit mois que j’ai passés sans domicile, et pendant les années qui ont suivi, je me suis rendu compte que j’étais plus ingénieux que je ne le pensais, moins respectable que je le croyais et finalement plus courageux et résistant que je n’aurais pu le rêver. L’un des outils importants de mon retour à la vie a été Craigslist. C’est grâce à ce site que j’ai pu trouver d’étranges emplois – qu’ils appelaient plutôt des boulots – allant de l’écriture des mémoires d’un professeur retraité de Caltech qui souffrait d’aphasie à des piges pour des sites internet en passant par de vraies missions dans de vraies entreprises.
Les grosses entreprises aussi mettaient leurs offres d’emploi sur Craigslist, mais les « boulots » étaient un don de Dieu car ils ne requéraient pas cinq ans d’expérience professionnelle dans le même domaine, ni des lettres de recommandation récentes ou une résidence permanente. Le salaire allait généralement de 10 à 15 dollars de l’heure.
L’écriture des mémoires était l’exemple parfait des boulots proposés par Craigslist. J’ai été le nègre d’un professeur âgé de plus de 80 ans. Il avait eu une vie remarquable, voyageant dans le monde entier, ayant écrit des dizaines de livres, il était devenu une figure respectée dans son académie. Approchant des 90 ans, il avait eu une attaque alors qu’il commençait à écrire son autobiographie. L’attaque l’avait laissé aphasique, ce qui le rendait inapte à la communication. Il ne pouvait plus assembler que quelques mots à la fois et ne pouvait plus taper à la machine ni écrire. Mais son esprit était toujours vif et il pouvait encore lire et corriger.
Alors je m’asseyais dans son bureau et prenais des notes tandis qu’il décrivait de façon hésitante une personne ou un incident dont il voulait parler dans son livre. Je tentais de deviner ce qu’il voulait me dire et, si j’avais raison, il répondait « oui ». Puis je lui relisais l’histoire afin de vérifier avec lui. C’était un travail minutieux, mais après deux ans passés à venir régulièrement dans son bureau, un livre en est sorti. Il est mort peu de temps après et le livre n’a jamais été publié.
J’ai fait de nombreux autres boulots : j’ai fourni du contenu éditorial au site internet d’un agent immobilier, aidé des terminales à écrire leur lettre de motivation pour l’université, et j’ai également fait le déménageur pour du mobilier de bureau et aidé à réorganiser un petit entrepôt.
J’ai obtenu mon premier boulot par Craigslist en 2009 et, lorsque j’ai réussi à en obtenir plusieurs en même temps, j’ai pu économiser assez d’argent pour louer une chambre au prix d’environ 500 dollars le mois. Craigslist diffusait en permanence des annonces de chambres à louer. L’histoire était toujours la même : Salut, nous avons un colocataire parti voyager pour le semestre/en désintox/en prison et nous avons besoin de louer la chambre dans notre appartement afin de pouvoir payer le loyer. J’ai pu louer une chambre à la fin de l’hiver 2009 après sept mois passés sans abri. Mais j’étais de nouveau sans domicile d’ici l’été jusqu’à ce que je puisse encore mettre suffisamment de côté pour relouer une chambre en hiver.
Ces situations peuvent être appréciables et peu de questions sont posées. J’ai vécu un jour dans la maison d’un jeune avocat de Pasadena qui était d’astreinte à New York pour deux mois et cherchait quelqu’un pour garder sa maison. D’autres cas de figure sont en revanche plus risqués. Un jour, je me suis rendu dans une maison en piteux état au nord-est de Pasadena et il y avait un pistolet sur le comptoir de la cuisine. J’ai déménagé quelques jours plus tard, pas à cause d’une aversion pour les armes à feu, mais je ne tenais pas à vivre dans un endroit où les autres habitants étaient mieux armés que moi…
Perdre mon travail et ma maison a changé ma situation économique et ma vie de tous les jours. Mais cela a aussi bouleversé mes priorités. Au sommet de ma carrière, j’ai activement poursuivi mon but de créer une émission télé de renom. C’était mon ambition suprême, très lucrative d’ailleurs. Mais après des années de vie dans la rue et de solitude, mon seul rêve était d’avoir de la compagnie. Je voulais passer de plus en plus de temps avec ma famille et les gens que j’aimais. Ce rêve d’émission me semblait bien inintéressant comparé à l’idée d’être assis à table avec mes deux filles dans un petit appartement que nous partagerions. La famille et l’amour sont devenus mes priorités absolues. Tout le reste me semblait insignifiant. J’avais perdu tout le reste mais c’était toujours mes enfants et nous nous manquions terriblement.
Ce désir m’a mené à l’un des plus remarquables services de Craigslist : le covoiturage. J’ai voyagé entre Los Angeles et San Francisco des centaines de fois et n’ai jamais eu de problème. La voiture était parfois encombrée et la compagnie parfois irritante, mais la plupart du temps j’ai rencontré des gens intéressants : des ingénieurs, des scientifiques, des étudiants en médecine, des écrivains, des artistes, des propriétaires de galeries d’art et des gens comme moi, voyageant pour voir leurs proches avec un petit budget. La majorité des covoiturages que j’ai pris coûtaient environ 35 dollars, ce qui me permettait de voir ma famille – désormais éclatée – bien plus que ce que j’aurais pu autrement.
Vivant
Dans les années qui ont suivi ma situation de sans abri, Marina et moi nous sommes définitivement séparés. Quand elle était enfant, ses parents ont émigré de Serbie en Allemagne et elle possédait encore la nationalité allemande, ainsi que tous nos enfants. L’Allemagne est bien plus sécurisante, socialement parlant, et Marina a décidé d’y retourner avec nos deux plus jeunes filles. Elles ont donc passé leurs années de lycée là-bas et y ont reçu une excellente éducation. Elles parlent désormais couramment l’allemand mais rentreront aux USA pour aller à l’université. J’ai réussi à trouver des amis acceptant d’héberger mes enfants déjà scolarisés au lycée afin qu’ils puissent continuer à aller dans la même école, à San Marino. L’une de mes filles est principalement restée dans une seule famille, mais l’un de mes fils a vécu dans quatorze familles différentes. Néanmoins, ils sont tout de même sortis diplômés de l’un des lycées publics les plus cotés de Californie, ce qui les a préparés à l’entrée à l’université.
Je suis resté présent dans leur vie, en leur rendant visite chaque jour après l’école, me rendant volontaire pour les activités scolaires en camouflant mon statut de sans abri avec mon « déguisement de San Marino ». C’est une communauté de professionnels de haut vol : médecins, avocats et banquiers. Du coup, à chaque fois que je voyais l’un de mes enfants dans un lieu public, je mettais un pantalon et une chemise élégants, ainsi qu’une cravate. Les amis et parents d’élèves n’avaient pas besoin de savoir que je dormais dans les parkings publics.
Les autres enfants ont fini leur licence ou s’en approchent. Deux d’entre eux souhaitent continuer en master de sciences et les autres ont une solide carrière dans des institutions honorables telles que l’éducation, l’administration ou les soins. Ils sont tous drôles et intelligents, mais aucun d’entre eux n’a montré d’intérêt pour le métier d’auteur de télévision. Marina est heureuse et comblée en Allemagne, elle a de nouveau trouvé l’amour avec un homme charmant.
Je vis désormais à Berkeley et j’ai travaillé pour plusieurs jeunes entreprises de la baie de San Francisco en tant que spécialiste de contenu web. Je blogue actuellement pour Degreed.com, un site internet de longue date spécialisé dans l’auto-apprentissage et situé à San Francisco. Ça met du beurre dans les épinards et cela tombe bien car je peux désormais en manger. Je partage une charmante maison à Berkeley avec deux colocataires.
Ma situation économique reste tout de même instable, occasionnellement je prends du retard dans le paiement du loyer. Mais cela arrive moins fréquemment maintenant et j’ai suffisamment appris comment survivre pour me remettre de si petits revers. Depuis que j’ai déménagé dans la baie de San Francisco, j’ai travaillé dans deux start-up. J’avais une part de capital assez conséquente dans l’une d’entre elles et on m’avait promis une autre part dans la deuxième une fois que les nouveaux financements seraient acquis. Tout en travaillant chez ces deux employeurs, je m’imaginais avoir un travail à temps plein, un petit appartement et un bon salaire jusqu’à la retraite. Mais rien de tout cela ne s’est encore réalisé. Je pourrai désespérer si les entreprises ne survivent pas ou si je paye le loyer en retard une fois de plus, mais je ne m’inquiète plus de ce genre de choses désormais.
Je sais déjà que la pire chose qui puisse arriver est de me retrouver sans abri, et je sais que je peux y survivre. Alors pourquoi gâcher sa journée en se préoccupant du loyer ? Je trouverai une solution. Je sais prendre des coups sans faillir.
La vie est encore périlleuse pour moi et bloguer n’est pas exactement une profession lucrative. Mais la vie est belle, ma situation émotionnelle, psychologique et spirituelle s’est considérablement améliorée. Je suis proche de mes enfants et je parle à la majorité d’entre eux presque chaque jour. Je suis en bonne santé, fort et de nouveau plein d’espoir et d’ambitions. J’ai survécu à l’échec. J’ai perdu mon travail, ma maison et mes économies – tout ce qui me semblait capital –, mais je me suis raccroché à ce que j’estimais le plus : mes enfants et leur amour inextinguible, ma santé, mon ambition et ma confiance en moi.
Finalement, c’était les seules choses dignes d’être conservées.